Portrait

Portrait: Ratna Kapur

 

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Ratna Kapur

Global Jindal Law of School
Harvard Law School
Melbourne Law School

[EN below]

  • Pourquoi travaillez-vous dans les études (juridiques) féministes, genre, LGBTQIA etc.? Quel est le déclic qui vous y a amené-e?

Les recherches que j’ai menées sur le genre et sur la sexualité font partie intégrante de mon travail sur les droits humains, la théorie postcoloniale et les études critiques du droit. J’ai toujours été préoccupée, et le suis encore, par la manière dont les questions de genre et de sexualité sont utilisées dans le cadre du plaidoyer des droits humains en lien avec le Tiers-Monde ou le Sud. Un tel plaidoyer repose sans nul doute sur d’admirable « bonnes intentions ». Il me semble toutefois que ces dernières procèdent de postulats culturels et raciaux qui font souvent plus de mal que de bien aux femmes et aux minorités sexuelles.

On peut noter, par exemple, que le plaidoyer contre la traite humaine fait au nom des droits des femmes par un grand nombre de pays européens ainsi qu’un certain type de féminisme prend toujours pour objet les femmes en provenance du Sud. Ces femmes sont ainsi perçues comme n’ayant pas de libre-arbitre (agency) ou de subjectivité, attendant que leurs sœurs féministes les sauvent et les aident à se remettre de leurs traumatismes. Ce type de discours fait fortement écho au moment colonial (colonial encounter) que Spivak résume de manière suivante : les femmes blanches qui « délivrent les femmes de couleur des mains des hommes de couleurs ». Dans le même temps, ces discours encouragent de fait la mise en place et le financement d’un régime clandestin de la mobilité migratoire, régime dont les principaux acteurs sont les barques de fortune sur lesquelles les migrantes, entre autres, deviennent une commodité périssable à l’aune de la politique du « laisser noyer ». La question de l’influence des forces économiques, sociales et structurelles et des interventions militaires malavisées et dévastatrices au Moyen Orient et ailleurs qui produisent des mouvements migratoires (dangereux et illicites car la migration sécurisée et légale vers l’Europe n’est pas une option) n’est ainsi jamais abordée. L’Europe ne se considère jamais comme source du problème ou comme reproduisant, tout en la consolidant, la hiérarchie entre ce qui sera considéré comme un être humain, et ce qui l’est moins ou pas du tout.

Parmi les moments clés de mon chemin réflexif, deux sont plus déterminants que les autres. Le premier est celui de la destruction, en 1992, par des foules de partisans de la droite hindoue (Hindu Right) de la mosquée du XVIe siècle de la ville de Ayodhya au nord de l’Inde, sur fond de lutte pour une Inde hindoue. Cet évènement m’a montré avec force comment les questions de genre et de sexualité ne pouvaient être pensées en dehors du contexte plus large dans lequel elles émergent. L’importance de la montée de la droite allait devenir cruciale pour la façon que les musulmans, hommes et femmes, allaient vivre leurs vies comme des citoyens de seconde zone, voire des êtres moins humains que les autres dans les années qui suivirent, et, plus particulièrement, lors des émeutes du Gujarat en 2002. Je me suis par conséquent penchée sur les techniques discursives utilisées par la droite hindoue pour mettre en avant son programme majoritaire à l’aide d’arguments libéraux, et notamment, en faisant référence au droit à l’égalité, à la tolérance et même à la laïcité. De fait, la rhétorique assimilationniste, de la similitude ou de l’abandon ce qui était alors appelé des « droits spéciaux » constitue une panoplie d’outils déployée par la droite hindoue menaçant les fondements de la démocratie indienne, c’est-à-dire la protection des droits des minorités religieuses, sexuelles et autres.

Le deuxième moment déterminant pour moi est celui des attaques du 11 septembre 2001. En tant que Global Professor de droit au sein de la faculté de droit de l’Université de New York (NYU) enseignant un cours sur les perspectives postcoloniales en droit international, je pris nettement conscience, dans les jours qui suivirent, du manque cruel de savoir sur les questions de politique globale ainsi que de l’absence de réflexion critique chez une grande partie de la population américaine, y inclus chez les universitaires (et malgré la présence dans certaines universités de remarquables chercheur-e-s postcoloniaux et féministes). Une meilleure connaissance de ces perspectives aurait non seulement permis une meilleure compréhension des attaques en elles-mêmes, mais également du type de réaction à y apporter. Le 11 septembre a profondément changé la façon dont je conçois l’enseignement et le contenu de mes cours et a également contribué à renforcer la perspective postcoloniale et critique de mes recherches.

  • Quels sont les enjeux et les obstacles de votre recherche dans ces domaines?

Les approches classiques des droits humains et du droit international comme projet « bienveillant » (« goodness ») continuent d’être un obstacle important dans la recherche que moi-même et d’autres penseur-e-s critiques, postcoloniaux, féministes ou tiers-mondistes mènent. Il existe une forte résistance au sein des institutions universitaires de haut niveau en Europe et ailleurs aux approches postcoloniales ainsi qu’aux théories féministes/queer critiques. Je crois fermement à la nécessité d’une telle ouverture afin de pouvoir se munir des outils adéquats pour penser et comprendre des évènements violents tels que les attaques des bureaux de Charlie Hebdo en janvier 2015 ou des évènements politiques tels que la montée de l’« Etat islamique ». Considérer ces évènements comme de simples manifestations contre les valeurs ou le mode de vie libéraux laisse justement de côté les aspects troubles de ces derniers. La domination de genre, la supériorité raciale, culturelle et civilisationnelle, la question religieuse ainsi que l’hétéronormativité sont tout autant constitutives de ces valeurs, comme le moment colonial (colonial encounter) l’a montré, et le montre encore à l’époque postcoloniale dans laquelle nous vivons et qui en est l’héritière. Le trouble demeure présent dans les interdictions légales du voile au nom de l’égalité de genre, l’exportation de l’homophobie en Ouganda ou dans d’autres lieux par les chrétien-ne-s évangéliques au nom de leur mission civilisatrice, et l’opposition au mariage homosexuel en Europe, comme on a pu le voir avec les manifestations à Paris en mai 2013, malgré la reconnaissance juridique dont il bénéficie à présent.

Le défi reste donc d’arriver à mobiliser les européen-ne-s et les libéraux dans un monde postcolonial afin qu’ils comprennent plusieurs choses importantes : que les valeurs libérales ne sont pas toujours nécessairement un bienfait pour le monde ; qu’elles ont déjà nui, même si de manière silencieuse ; que questionner et mettre à jour dans le cadre de nos enseignements ou de nos recherches les aspects troubles qu’elles renferment ne revient pas à rejeter ces valeurs, mais à comprendre leur impact. De même, les points de vue épistémologiques non-libéraux ne sont pas forcément a-libéraux et y être exposé-e ne relève pas de la démarche exotique, religieuse ou encore du relativisme culturel. Il faut au contraire réaliser que, face à une crise épistémologique du type de celle que, je crois, la pensée libérale connait actuellement, la pensée critique et/ou postcoloniale offre une porte de sortie par le biais de l’ouverture à d’autres façons de penser et de savoir et fournit une forme d’apaisement au plus fort du désespoir qui semble avoir pris le dessus des politiques progressistes.

  • Quels sont vos projets de recherche futurs?

Mon nouveau projet de recherche s’intéresse à l’échafaudage rhétorique des droits humains dont la liberté constitue le dernier étage, construit sur la base de certaines normes sexuelles et de genre et d’une forme d’altérité culturelle. Je cherche à savoir si la liberté peut se comprendre en dehors du monde libéral et dans des registres non-libéraux plus productifs ou adéquats pour accueillir le désir de liberté des femmes et des « sujets sexuels subalternes » (sexual subalterns).

  • Une citation ou une oeuvre d’un-e auteur-e féministe, genre, LGBTQIA etc. (ou critique) que vous voudriez faire découvrir?

Saba Mahmood, The Politics of Piety (Princeton University Press, 2004)

« Béni est l’homme qui, n’ayant rien à dire, se retient de nous fournir la preuve parolière du fait en question. » George Elliot, Impressions of Theophrastus Such

« Laisse le silence t’emmener au cœur de la vie. » Rumi


  • Why do you work in the field of legal feminist, gender, LGBTQIA etc. studies? What reason or defining moment led you to these fields of research?

My work on issues of gender and sexuality has been integral to my work on human rights, postcolonial theory and critical legal studies. I have been and continue to be particularly concerned over the ways in which issues of gender and sexuality are taken up in legal and human rights advocacy in relation to the Third World or Global South. While the `good intentions’ of this endeavor are admirable, it seems to me that these intentions have been embedded in uninterrogated cultural and racial assumptions that often do more harm to more women or sexual minorities than good.

For example, anti-trafficking interventions in the name of women’s rights that have been supported by a large number of European states as well as a specific community of feminists have consistently targeted women who move from the global south. These women are invariably perceived as lacking agency and subjectivity, waiting for their feminist sisters to rescue and rehabilitate them. These kinds of interventions are reminiscent of the colonial encounter and what Spivak has quite succinctly described as white women “rescuing brown women from brown men.”  And in the process, these interventions actually encourage the production and financing of an unregulated clandestine migrant mobility regime, that include the migrant boats where the female migrant, amongst others, becomes a perishable commodity under the “Let them All Drown Policy”. The economic, social, and structural forces as well as the devastating and misguided military interventions in the Middle East and elsewhere, that produce migrations (unsafe and irregular when safe legal passage to Europe and elsewhere remains unavailable) is never addressed. Europe is never implicated in producing the problem as well as reinforcing a hierarchy of who counts as human, less human and non-human.

While there are several significant moments that have defined my work, perhaps there are two that were most influential. The first was the destruction of a 16th century mosque in the northern Indian town of Ayodhya in 1992 at the hands of the mobs of the Hindu Right, which has been seeking to establish India as a Hindu State. This moment alerted me to how issues of gender and sexuality could never be separated from the broader context within which they were located. The rise of the right was to become critical to the ways in which Muslims, men and women, were to experience their lives as lesser citizens, and lesser humans in the years to come, most significantly, during the Gujarat riots in 2002. I began to examine how the Hindu Right was able to advance its majoritarian agenda in and through liberal rights discourse, in particular, the right to equality, tolerance and even secularism. Arguments in favour of assimilation, sameness, and surrendering what were called “special rights” were all tools deployed by Hindu Right that threatened to erode the cornerstone of Indian democracy, that is, the protection of the rights of religious, sexual and other minorities.

A second significant event was the 9/11 attack on New York. As a Global Professor of Law at NYU Law School teaching a course on postcolonial approaches to international law during that semester, I became acutely aware in the days that followed the attack of the knowledge deficit on issues of global politics as well as lack of critical thinking amongst a broad cross section of American society, including in the universities (despite the presence of extraordinary postcolonial and feminist scholars in some of these institutions). Such exposure would not only have enabled a better understanding of the event itself, but also provided a more informed understanding of how to respond to it. The events of 9/11 were to significantly alter the way in which I approached my classes and teaching, and also strengthened the postcolonial and critical content of my own research and curriculum.

  • What are the stakes and the challenges that you face in your research in these areas?

Classical approaches to human rights and international law as a “goodness” project continue to be an obstacle to the research that I and many other critical, postcolonial feminist and Third World scholars do. There is a disturbing resistance to opening the field up to postcolonial approaches and perspectives as well as to feminist/queer critical theory in the institutes of higher learning in Europe and elsewhere. I believe this exposure is urgent in order to understand violent episodes such as the attack on Charlie Hebdo’s offices in Paris in January 2015 or political events such as the rise of ISIS. Simply claiming that these events are an attack on liberal values and the liberal way of life does not address the dark side of these values. Gender subordination, cultural, civilizational and racial superiority, religion, as well as heteronormativity are also constitutive of these values as evidenced by the colonial encounter, the legacies of which continue to resonate in the postcolonial present. The dark side remains present in legal bans on the veil in the name of gender equality, the exporting of homophobia to Uganda and elsewhere by Christian evangelicals in the name of a civilizing mission, and opposition to same-sex marriages within Europe despite legal recognition, evidenced in the Paris protests in May 2013.

The challenge remains in getting Europeans as well as liberals within the postcolonial world to comprehend how liberal values are not necessarily, always and already a force for good in the world, and have also done untold harm; that they are provincial and not universal; and that interrogating and exposing their dark side in our courses or research is not to reject these values, but to understand the work that they do. Similarly, non-liberal epistemological positions are not necessarily illiberal, and exposure to these values is not an exotic, religious or culturally relativist move. It is to understand that when there is an epistemological crisis, as I think there is in liberal thought, then critical, postcolonial scholarship offers a possible way out of the crisis through exposure to other ways of knowing and thinking, and affords some relief from the simmering despair and sense of hopelessness that has currently overtaken progressive politics.

  • What are your future research projects?

My future research project examines the scaffolding of freedom that is the end goal of human rights and how it is constructed against sexual and gender normativities and cultural otherness. I interrogate whether freedom can be understood outside the liberal universe and within other non-liberal registers that may be more productive and enable the desire for freedom on the part of women and sexual subalterns.

  • Please share a quote or the title of a piece by a feminist, gender, LGBTQIA etc. (or critical) studies author you would like others to get to know.

Saba Mahmood, The Politics of Piety (Princeton University Press, 2004)

“Blessed is the man who, having nothing to say, abstains from giving us wordy evidence of the fact.” George Elliot, Impressions of Theophrastus Such

“Let silence take you to the core of life.” Rumi

 

 

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